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Frank Mackey est notre invité d’aujourd’hui. Il est l’auteur de Done with Slavery et Black Then. La version française de Done with Slavery sera publiée prochainement par Hurtubise en 2013.
La fin de l’esclavage de Frank Mackey
Le phénomène de l’esclavage au Québec sombre dans l’oubli presqu’aussitôt qu’il prend fin à l’orée du 19e siècle. Comment expliquer cette amnésie précipitée ? Un élément de réponse : L’esclavage finit comme il a vécu, plutôt discrètement, sans déchirements, sans débat de fond sur la place publique, sans examen de conscience collectif ou de mea culpa, et sans tapage médiatique. Les tribunaux signent son arrêt de mort ; les législateurs le laissent expirer. Son abolition n’est pas le fait d’une loi, mais de l’absence d’une loi. Elle ne retient pas plus l’attention que l’esclavage lui-même pendant ses presque deux siècles d’existence.
Mabane et al. c. Raudot
C’est en 1785, cent ans après la promulgation du Code Noir de Louis XIV, que le premier projet d’abolition de l’esclavage au Québec est annoncé. Le 29 avril, Adam Mabane, l’un des trois conseillers législatifs qui ensemble exercent les fonctions de juge en chef de la colonie, signifie son intention de déposer un projet d’ordonnance en ce sens lors de la session suivante du Conseil. Une telle législation est nécessaire, dit-il, car « il est permis de douter à quel point la loi le permet [l’esclavage], le gouvernement français n’ayant jamais introduit le Code Noir au Canada, et l’achat et la vente d’esclaves n’étant autorisés que par l’ordonnance émise par un intendant sous le bon plaisir de sa Majesté ».
C’est-à-dire que le Code Noir, ou Edit du Roy servant de reglement pour le Gouvernement & l’Administration de Justice & la Police des Isles Françoises de l’Amerique, & pour la Discipline & le Commerce des Negres & Esclaves dans ledit Pays, conçu pour les Antilles françaises, n’a jamais fait partie des lois du Canada. Aucune loi de la sorte ne régissait l’esclavage en Nouvelle-France, ni dans le Québec britannique d’après 1760. La pratique de l’esclavage n’y est sanctionnée, selon Mabane, que par une ordonnance de l’intendant Jacques Raudot statuant que « que tous les Panis et Nègres qui ont esté acheptez et qui le sont dans la suite appartiendront en pleine proprieté à ceux qui les ont acheptez, comme estant leurs Esclaves ».
Cette ordonnance du 13 avril 1709 constituerait la « légalisation » de l’esclavage, mais au goût de Mabane elle est moins que satisfaisante. Nous ne connaissons pas les doutes qu’il a pu entretenir à son sujet, mais à sa lecture, de nombreuses questions nous viennent à l’esprit :
Ayant une Connoissance parfaite de L’avantage que cette Colonie retireroit si on pouvoit seurement y mettre par des achats que les habitans en feroient des Sauvages qu’on nomme Panis dont La nation est très Eloignée de ce Pays et qu’on ne peut avoir que par Les Sauvages qui les vont prendre chez eux et les trafiquent le plus souvent avec Les Anglois de la Caroline, et qui en ont quelque fois Vendu aux gens de ce pays, lesquels se trouvent souvent frustrez des sommes considérables qu’ils en donnent par une idée de Liberté que leur inspirent ceux qui ne Les ont pas acheptez, ce qui fait qu’ils quittent quasi toujours Leurs maistres, et ce, sous prétexte qu’en france il n’y a point d’Esclaves, ce qui ne se trouve pas toujours vray, par rapord aux Colonies qui En dépendent, puisque dans les Isles de ce continent tous les Nègres que Les habitans acheptent sont toujours regardez comme tels. Et comme toutes les Colonies doivent Estre regardées sur le même pied, et que Les peuples de la nation Panis sont aussi nécessaires aux habitans de ce Pays pour la Culture des Terres et autres ouvrages qu’on pourroit entreprendre, comme Les Negres Le sont aux Isles, et que même ces sortes d’Engagements sont très utiles à cette Colonie, Estan nécessaire d’En assurer la proprieté à ceux qui En ont achepté et qui En achepteront à L’avenir : Nous, sous le bon plaisir de sa Majesté, ordonnons que tous les Panis et Nègres qui ont esté acheptez et qui le sont dans la suite appartiendront en pleine proprieté à ceux qui les ont acheptez, comme estant leurs Esclaves ; faisons deffenses aux dits Panis et Nègres de quitter Leurs Maistres, et a qui que ce soit de les débaucher sous peine de cinquante Livres d’amende. Ordonnons que La présente ordonnance sera luë et publiée aux Endroits accoutumez, ès Villes de quebec, Trois Rivieres et Montreal, Et qu’elle sera Registrée aux greffes des Prevostés d’Icelles a la diligence de nos sub-delegues. fait et donné en nôtre hotel à quebec, Le Treize avril, 1709.
Au fil des siècles, certains ont noté que cette ordonnance émise sous le bon plaisir de sa Majesté n’a jamais été approuvée ni désapprouvée par le roi. Avait-elle donc force de loi ? On y souscrit en Nouvelle-France ; sous le régime britannique, plusieurs en doutent ou la rejettent.
Son argumentation est discutable. À l’aide d’un tourbillon de faits et d’opinions (quel baratin étourdissant que cette première phrase !) Raudot s’emploie à démontrer que les esclaves Panis sont nécessaires au progrès de la colonie, pour enfin conclure que les « Négres » doivent également être considérés esclaves. Comment les « Nègres » ! Seraient-ils aussi nécessaires en Nouvelle-France que les Panis ? Il n’en dit rien. Doit-on comprendre que leur asservissement va de soi, qu’il n’a pas à être justifié ?
Et qui sont ces Panis ? Il est évident que Raudot entend par là les membres de la nation Panis (Pawnee) qui habitaient la région de ce qui est aujourd’hui le Nebraska et le Kansas. Mais il y a Panis et panis : le nom propre d’une nation devient vite le nom commun de tous les esclaves autochtones, de quelque nation qu’ils soient. Peut-on légitimement citer l’ordonnance pour justifier tout asservissement d’Amérindiens et même d’Inuits ? N’y a-t-il pas là un glissement sémantique dangereux ?
La double affirmation que « toutes les Colonies doivent Estre regardées sur le même pied, et que Les peuples de la nation Panis sont aussi nécessaires aux habitans de ce Pays … comme Les Negres Le sont aux Isles », discutable en 1709, l’est davantage à l’époque de Mabane, alors que la Nouvelle-France n’est plus et que l’esclavage est de plus en plus contesté un peu partout en Occident, où se propagent de nouvelles notions de liberté, d’égalité et des « droits de l’homme ».
Il est d’ailleurs évident que toutes les colonies n’étaient pas sur le même pied, du moins en ce qui regarde l’esclavage. Le Code noir régissait depuis 1685 l’esclavage aux Antilles ; on en fit un aussi pour la Louisiane en 1724. Mais il n’y eut jamais de Code noir pour la Nouvelle-France, encore moins de « Code panis ». Même que Louis XV rejettera la proposition du Gouverneur de Beauharnois et de l’Intendant Hocquart en 1733 d’édicter une loi formelle sur l’esclavage des Amérindiens, leur commandant de s’en tenir à « l’usage ». Serait-ce donc l’usage plutôt qu’une loi écrite qui fonde la légalité de l’esclavage ? À l’époque de Mabane, n’est-on pas en droit de se demander si cet usage n’est pas en fait qu’une très mauvaise habitude ?
En Nouvelle-France, c’est connu, l’usage en matière de l’esclavage amérindien dépend du jeu des alliances. Sont sujets à l’esclavage et « commerçables » les Amérindiens ennemis des Français ou ennemis de leurs alliés, jusqu’aux membres de nations lointaines avec lesquelles les Français n’entretiennent aucun rapport. Réduire à l’esclavage prisonniers de guerre, peuples conquis et même parfois de purs étrangers, voilà un vieil usage auquel l’Europe chrétienne avait depuis longtemps renoncé. Mais se lançant à la conquête des mondes d’outre-mer, l’Europe porteuse de « civilisation » découvre que cet usage est toujours répandu parmi les peuples dits sauvages et païens d’Afrique et d’Amérique. Elle fait sien cet usage et pour combler les besoins cheap labour dans ses colonies, l’applique à sa façon aux « Nègres » et aux « Sauvages » (tout en traitant de barbares ces Turcs et ces Arabes qui osent l’appliquer aux Européens).
Pour Mabane, écossais d’origine, chef du French party qui lutte pour le maintien des anciennes lois de la colonie contre ceux, tel le procureur général James Monk, qui voudraient leur substituer le droit anglais, l’esclavage est contraire à l’esprit tant des usages que des lois de la Nouvelle-France. Il le dit dans « Une Ordonnance pour abolir l’Esclavage dans la Province » qu’il soumet au Conseil le 22 janvier 1787 :
Vu que l’Esclavage est contraire a la Religion et est incompatible avec l’Esprit et Liberalite des Anciennes Lois et Usages du Canada, qui sont en force dans la Province par le Statut du 14me de Sa Majesté Il est statué par son Excellence le Gouverneur En Chef et du Conseil Legislatif de la province que chaque Personne ou Personnes qui seront après la Publication de la presente Ordonnance ammené ou qui viendront dans la Province seront censé libres et pourront demander et jouir de leur Liberte nonobstant que lui elle ou eux purent avoir eté Esclaves dans le Pays d’ou lui elle ou eux ont dernièrement residé. Il est en outre statué par l’Autorité susdite que tous Esclaves qui puissent avoir eté ammené ou qui puissent être venu dans la Province depuis le Mois de Sept. 1763 aussi bien que les Esclaves qui y ont eté avant cet Period, après l’Expiration de cinque Anns depuis la Publication de la presente Ordonnance auront droit a leur Liberté et pourront la demander et en jouir.
Faute d’appuis, le projet échoue en avril. N’empêche que cet épisode nous renseigne sur la perception de l’esclavage en cette fin du 18e siècle. C’est d’abord la première indication de la remise en question, par des représentants de l’élite, d’une pratique qui remonte aux premiers temps de la colonie. S’ils ont boudé le projet de Mabane, les conseillers, dont certains sont propriétaires d’esclaves, ont néanmoins voté majoritairement (14 – 3) en faveur de sa déclaration de principes, que « l’Esclavage est contraire a la Religion et est incompatible avec l’Esprit et Liberalite des Anciennes Lois et Usages du Canada ».
Les marchands et magistrats de Montréal, y compris là aussi des propriétaires d’esclaves, partagent cet avis. Dans le rapport qu’ils rédigent en vue d’aider le Conseil à dresser le programme législatif de 1787, ils reconnaissent que l’esclavage est « contrary to the principles of humanity, and to the spirit of the British Constitution ». Comme Mabane, ils proposent l’arrêt immédiat des importations d’esclaves, tout en recommandent que les esclaves actuels le restent jusqu’à leur mort ; quant à leurs enfants, ils seront affranchis lorsqu’ils auront atteint un certain âge, qu’on laisse aux législateurs le soin de préciser.
À la défaite de son projet, Mabane proteste qu’il est urgent de se défaire de cette pratique répugnante qu’est l’esclavage, qu’elle soit établie par une loi ou simplement tolérée. Plus on tarde à l’abolir, plus il sera difficile de le faire, dit-il, car le nombre d’esclaves n’ira toujours qu’en augmentant. Justement, depuis le début de la guerre d’indépendance américaine en 1775, l’arrivée de milliers de réfugiés, dits Loyalistes, certains trimballant des esclaves, a eu pour effet de gonfler le nombre d’esclaves noirs au Québec. C’est sans doute un des facteurs qui poussent Mabane à agir au printemps 1785.
Le Haut-Canada légifère
L’idée qui sous-tend l’action de Mabane est que l’esclavage ne peut se pratiquer sans qu’une loi valable ne l’autorise. Il n’est pas le seul à penser ainsi. Suite à la création du Haut et du Bas-Canada par la scission de l’ancienne Province de Québec en 1791, le lieutenant-gouverneur du Haut-Canada, John Graves Simcoe, propose d’y abolir l’esclavage. Devant l’opposition de certains législateurs, il recule. « Certains propriétaires de Nègres, dit-il, sachant qu’il était très douteux que quelque loi toujours en vigueur n’autorisât l’esclavage, tenaient à rejeter le projet de loi du revers de la main, tandis que d’autres souhaitaient qu’on permette l’importation d’esclaves pour encore deux ans afin qu’ils puissent s’en procurer. On s’entendit enfin pour garantir le titre de propriété des maîtres à condition de mettre fin immédiatement à l’importation d’esclaves et d’abolir graduellement l’esclavage ».
C’est ainsi que la loi du 9 juillet 1793 du Haut-Canada ressemble à ce qu’avaient proposé les notables de Montréal en 1787. Elle interdit sur le champ l’importation d’esclaves, mais condamne les esclaves déjà en place à le demeurer leur vie durant ; quant aux enfants nés de femmes esclaves après ce 9 juillet, ils devront demeurer au service des maîtres de celles-ci jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge de 25 ans. Les maîtres conserveront donc leurs esclaves actuels aussi longtemps qu’il leur plaira; on ne leur retire que le droit d’en acquérir de nouveaux.
Des esclaves qui n’en sont pas
L’idée de Mabane et de Simcoe que la pratique de l’esclavage doit être fondée sur un texte de loi qui l’établit expressément, découle de la décision rendue le 22 juin 1772 par Lord Mansfield, juge en chef de la Cour du banc du roi en Angleterre, dans la célèbre cause de l’esclave américain Somerset. Cette décision, qui eut un grand retentissement dans l’empire britannique et aux États-Unis, renversait certaines notions traditionnelles, notamment que l’esclave demeurait en tout et partout la propriété de son maître, et que l’esclavage pouvait trouver son fondement dans l’usage, la loi naturelle ou une quelconque politique.
L’esclavage existe-t-il alors en Angleterre ? Non, dit Mansfield, la loi ne le permet pas. Il arrive par contre que des colons, américains et antillais surtout, passent en Angleterre accompagnés de leurs esclaves. On estime qu’il s’y trouve de 10 000 à 15 000 de ces supposés esclaves au moment où Mansfield prononce son jugement. Somerset est l’un d’eux. S’étant enfui, il est repris par son maître, qui le retient prisonnier à bord d’un navire avec l’intention de l’expédier en Jamaïque pour être vendu. Des anti-esclavagistes s’en mêlent et l’affaire aboutit en cour, où Mansfield juge que le propriétaire ne pouvait forcer Somerset à quitter le pays contre son gré ; il aurait pu le faire au Massachusetts, où Somerset était son esclave, sa propriété, mais pas en Angleterre, où l’esclavage n’est pas reconnu par la loi.
Les droits d’un maître sur son serviteur varient d’un état à l’autre, dit Mansfield. Que maître et serviteur se déplacent d’une juridiction à une autre, les lois peuvent modifier sensiblement leurs droits, leurs devoirs, leur statut. Quant à l’esclavage, qui accorde tous les pouvoirs aux maîtres, c’est un état tellement odieux qu’il ne peut plus exister que par une loi expresse qui n’opère que dans les limites du territoire pour lequel elle est faite.
C’est sans doute à la lumière de ce jugement que Mabane et d’autres s’interrogent : Quelle est la loi formelle qui établit l’esclavage au Canada ? À la longue la question s’avérera fatale pour l’esclavage au Québec.
Pour Mabane, le moyen de régler le problème de l’esclavage, pratique foncièrement inique et d’une légalité douteuse, serait de l’abolir au moyen d’une loi. Il prévoyait en finir avec l’esclavage en 1792 ; c’est plutôt lui qui s’éteint en cette année, et l’esclavage continue. Toutefois à la toute première session du premier parlement du Bas-Canada, qui s’ouvre en décembre, le député et futur juge Pierre-Louis Panet propose un « Acte tendant à l’abolition de l’esclavage en la Province du Bas-Canada ». Ce projet déposé le 8 mars 1793, est adopté en principe le 19 avril mais lorsque Panet propose de fixer la date de son étude détaillée, la chambre choisit plutôt de tout laisser tomber (par 31 voix contre 3).
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, tous ces projets d’abolition auraient confirmé la légalité de l’esclavage, ne serait-ce que temporairement. Ils reconnaissaient le principe qu’une personne pouvait en posséder une autre, pour cinq ans dans le cas du projet de Mabane, pour la vie dans le cas de la loi du Haut-Canada et tout probablement aussi dans celle proposée par Panet. Même les lois abolissant l’esclavage dans les colonies de l’Angleterre (1833) et de la France (1848) reconnaîtront, tout en l’éteignant, le titre de propriété des maîtres, prévoyant une indemnité (20 000 000 £ dans le cas de la loi britannique) à être versée aux propriétaires dépossédés.
La justice se prononce
Au Québec, l’abolition se fera non pas par une loi qui tient compte des droits des maîtres, mais par le refus des tribunaux de reconnaître qu’une personne puisse en posséder une autre, que la notion de propriété puisse s’étendre aux personnes comme aux choses.
En novembre 1792, quelques mois à peine avant que Panet ne propose sa loi « tendant à l’abolition », la cour des plaidoyers communs à Montréal accordait des dommages de 100 £ à Jacob Smith, nouvellement marié, dont la femme mulâtre, Catherine Coll, avait été enlevée par le tailleur Peter McFarlane qui, contrat d’achat à l’appui, prétendait en être le propriétaire. McFarlane interjettera appel – un de ses avocats sera James Monk, bientôt juge en chef à Montréal – ce qui n’aura pour effet que d’étirer les procédures et de réduire le montant des dommages. Entre temps Catherine Coll est libérée.
En mai 1793, la commerçante Mary Jacobs qui poursuit le maître d’école Finlay Fisher, l’accusant de retenir illégalement une esclave qu’elle avait achetée, est déboutée par la même cour, bien qu’il ne fasse aucun doute que l’esclave en question demeure chez Fisher et que la cour elle même avait confirmé quelques années auparavant que Mary Jacobs avait droit à l’esclave ou au remboursement du prix d’achat.
En octobre 1794, la cour des sessions à Montréal refuse de rendre Diah, un esclave en fuite de Plattsburgh dans l’état de New York, à son soi-disant propriétaire, pour la raison « Que l’Esclavage n’etant pas connu par les Loix d’Angleterre le Défendeur [Diah] etoit libre ». C’est la première fois qu’un tribunal, même si ce n’est qu’une cour inférieure, tranche de façon si catégorique le statut de l’esclavage devant la loi.
À partir de 1798 l’esclavage subit une série de revers dont il ne se relèvera jamais. Fin janvier la Gazette de Montréal publie la dernière annonce d’une vente d’esclave au Québec. L’esclave offerte en vente n’est pas nommée, mais il s’agit probablement de Charlotte, esclave dans la trentaine, née en Afrique, appartenant depuis une vingtaine d’années à la famille Cook. En février, Charlotte s’enfuit. Vers la fin de ce mois, c’est Jude (Judith), esclave du marchand Elias Smith et mère d’une fille d’à peine deux mois, qui s’enfuit. Charlotte et Judith sont vite reprises, et emprisonnées sur refus de retourner chez leurs maîtres.
On ne retrouve aucune trace de ces deux causes dans les archives judiciaires ou dans les journaux ; il faut s’en remettre aux faits relatés dans une requête adressée au parlement l’année suivante par les propriétaires d’esclaves du district de Montréal :
En Fevrier 1798, une nommée Charlotte, femme négresse, appartenante à Mademoiselle Jane Cook, s’absenta du service de sa maitresse, et ayant refusé d’y retourner fut, sur plainte sous serment, arrêtée en vertu d’un ordre d’un Magistrat, et ayant encore persisté à refuser de rentrer dans son devoir, elle fut d’après conviction légale, commise à la prison du District (faute d’une maison de correction 😉 mais ayant demandé et obtenu un Writ d’Habeas Corpus, elle fut, durant les vacations, déchargée par son Honneur le Juge en Chef de ce District, sans être tenue de donner des sûretés pour sa comparution dans la Cour du Banc du Roi. … [E]t une nommée Jude, femme négresse, appartenante à Elias Smith, négociant de Montréal, pour l’avoir achetée à Albany, le 27me de Janvier 1795, pour la somme de quatre-vingt livres, courant de New-York, s’absenta, et refusant de retourner fut, sur conviction, commise à la Prison ; mais sur une requête qu’elle présenta à la Cour du Banc du Roi de Juridiction Criminelle pour ce District, elle fut déchargée le huitième jour de Mars 1798, sans qu’il fut décidé sur la question d’esclavage ; le Juge en Chef déclarant en même tems, Audience tenante, que sur l’Habeas Corpus il déchargeroit tout negre, apprentis sous brevet et Domestique qui dans de semblables cas seroit commis à la Prison par Ordre des Magistrats.
Par cette dernière déclaration, James Monk, nommé juge en chef de la nouvelle cour du banc du roi du district de Montréal en août 1794, signifiait que les serviteurs de tout acabit pris en délit de fuite, devaient, d’après la loi d’Angleterre, être enfermés dans une maison de correction et non en prison. Il aurait relâché Judith à cause de cette technicalité, ce qui peut paraître cocasse quand on songe qu’il savait pertinemment qu’il n’y avait pas de maison de correction à Montréal. Mais les esclavagistes n’entendent pas à rire car dans les cas de Charlotte et de Judith, ils ont entendu sonner le glas de l’esclavage. C’est qu’en libérant ces deux prisonnières, James Monk, sans être abolitionniste, sans même se prononcer ouvertement sur l’esclavage, a affranchi deux esclaves ; ce faisant, il a donné la clé des champs à tous leurs semblables. En effet, le fait de relâcher sans conditions les fuyardes, condamnées par les magistrats parce qu’elles refusaient de réintégrer le service de leurs maîtres, équivaut à proclamer tout haut qu’il est permis à tout esclave de déserter. C’est ainsi que les maîtres l’ont compris, les esclaves aussi. Raudot avait bien dit, « faisons deffenses aux dits Panis et Nègres de quitter Leurs Maistres ». De toute évidence, Monk ne se sent pas lié par cette règle.
« Une révolte générale »
Charlotte est la première à se retrouver libre. Le rapport de forces entre esclaves et propriétaires est dès lors renversé. Convaincus que l’esclavage n’est plus, les esclaves menacent d’ « une révolte générale », au dire des propriétaires. Un à un, ils débraient et quittent leurs maîtres et ces derniers n’y peuvent rien.
Le 1er mars, une semaine avant la libération de Judith, l’esclave Manuel Allen quitte le service de son maître, l’aubergiste Thomas John Sullivan, clamant qu’il ne peut être considéré esclave sous la loi canadienne. Il restera à Montréal mais ne sera pas arrêté.
Dès le 17 mars, le Loyaliste James Frazer, propriétaire de trois esclaves, adressait une requête au gouverneur le priant d’intervenir parce que « the Honorable Court at Montreal, are about Setting all Negroes Free from their Owners. » Il n’y aura pas d’intervention de la part du gouverneur, et les désertions continueront.
Augustin, vendu en janvier, quitte son nouveau maître dès le 8 mai, insistant comme Manuel Allen qu’il n’est pas esclave selon la loi. Comme Allen, il ne sera pas arrêté : il se trouvera vite un emploi auprès d’un charpentier du faubourg des Récollets.
Le 12 août, ce sont les esclaves de James Frazer – un homme, une femme, et une enfant de quatre ans – qui s’échappent. Frazer, agriculteur au Pied-du-Courant, fait publier dans la Gazette de Montréal l’offre d’une récompense de 9 $ à quiconque les lui rendra. C’est la dernière annonce de la sorte publiée au Québec. On sait que l’homme, nommé Robin, est retombé entre les mains de Frazer pour quelques mois. Le 17 mars 1799 il s’enfuit à nouveau. Repéré par Frazer en janvier 1800 alors qu’il travaille dans une auberge de la Place d’Armes, Robin est écroué le 31 de ce mois. C’est le dernier esclave arrêté pour désertion. Robin demande à la cour du banc du roi l’émission d’un bref d’habeas corpus pour obliger son maître à justifier sa détention. Devant les juges Monk, Pierre-Louis Panet et Isaac Ogden, Frazer expose, documents à l’appui, que Robin est bel et bien son esclave, acheté au New Jersey en 1773. C’est peine perdue – le 18 février la cour élargit Robin, jugeant que l’esclavage n’est pas permis par la loi.
Devant le refus du tribunal de reconnaître leurs droits, certains maîtres se hâtent de se défaire de leurs esclaves avant que leur valeur marchande s’effondre. Les trois dernières ventes ont lieu en 1798-1799 ; les esclaves impliqués semblent destinés à l’exportation. Le 4 mai 1798, le marchand Charles Lusignan vend Antoine Smart pour 62 £ 10 s à la Compagnie du Nord-Ouest. À Québec le 17 juin 1799, au prix de 35 £, le constructeur de navires Patrick Beatson vend Sylvie, âgée d’environ 20 ans, à un capitaine de vaisseau. Enfin, à Montréal le 14 septembre 1799 Marguerite Boucher de Boucherville, veuve Lacorne St-Luc, cède Thomas, 9 ans, au marchand Joseph Campeau de Détroit pour 25 £.
Finis les avis regardant les esclaves en cavale ou à vendre. Finies les ventes d’esclaves. Même le vocable « esclave » est en voie d’être effacer. Dans les registres d’état civil, on l’utilise pour la dernière fois à Montréal le 10 septembre 1796 au baptême de Marie Julie, esclave du notaire Louis Chaboillez ; à Québec le 18 novembre 1798 au baptême de Henry Williams, appartenant au marchand John Young, député et membre du Conseil exécutif ; et à la campagne, à St-Antoine-sur-Richelieu, le 16 mars 1802 à l’inhumation d’Antoine, panis dont le maître, l’abbé Louis Payet, était lui-même décédé l’été précédent.
Appel au parlement
L’esclavage agonise mais des propriétaires du district de Montréal s’acharnent à vouloir le ranimer. N’ayant plus rien à espérer des tribunaux, ils font appel au parlement. Si la loi telle qu’elle est ne permet pas l’esclavage et la reconnaissance de leurs titres de propriété, et bien, qu’on fasse une nouvelle loi pour confirmer l’existence de l’esclavage et en énoncer les règles. Si l’on croit que l’esclavage doit être aboli dans un avenir plus ou moins rapproché, tant pis, disent-ils, mais le droit de propriété est sacré : on ne peut tout bonnement déclarer que leurs esclaves ne leur appartiennent pas.
Ils adressent une requête en ce sens au parlement le 1er avril 1799, citant les cas de Charlotte et de Judith, et se plaignant du fait que les décisions du juge Monk dans ces deux cas les ont privé de toute emprise sur leurs esclaves. Le député et notaire Joseph Papineau est chargé de présenter leur pétition en Chambre, ce qu’il fait le 19 avril. Elle demeure lettre morte.
Un an plus tard, le 18 avril 1800, ils présentent une nouvelle requête, toujours par l’entremise de Papineau, citant cette fois le cas de Robin, et protestant que la cour fait erreur en statuant que la loi n’autorise pas l’esclavage. Pour preuve, ils citent entre autres l’ordonnance de Raudot, qu’ils estiment fondamentale ; l’ordonnance de l’intendant Hocquart du 1 septembre 1736 prévoyant que l’affranchissement ne peut se faire que par acte devant notaire ; l’article 47 de la capitulation de la Nouvelle-France en 1760 qui assurait aux Canadiens la conservation de leurs esclaves ; une loi britannique de 1790 (30 Geo III, c. 27) qui dans le but d’encourager l’immigration dans les colonies d’Amérique, permettait aux habitants des États-Unis d’y importer leurs « nègres » exempts de droits. Ils concluent en priant, « Qu’il plaise donc à cette Chambre, de former un Acte qui déclare, que l’Esclavage existe sous certaines restrictions dans cette Province, et qui investisse parfaitement les Maitres de la propriété de leurs Négres et Panis ; et de plus que cette Chambre pourvoie tels Loix et Reglemens pour le Gouvernement des Esclaves que sa sagesse lui suggerera être convenables ».
Cette fois la Chambre semble disposée à agir. Ce 18 avril, un vendredi, on forme un comité sous la présidence de James Cuthbert, seigneur de Berthier et député du lieu, qui doit examiner les deux pétitions des esclavagistes et faire rapport avec toute diligence. Le comité s’exécute dès le lundi suivant, soumettant deux résolutions qui sont acceptées d’emblée :
Resolu, que c’est l’opinion de ce Comité qu’il existe des fondements raisonnables pour passer une loi qui regleroit la condition des esclaves qui limiteroit le terme de l’esclavage, et qui préviendroit l’introduction ultérieur des esclaves en cette Province.
Resolu, que c’est l’opinion de ce Comité que le Président demande à la Chambre, qu’il soit permis au dit Comité d’y introduire un Bill en conséquence.
Le 30 avril, Cuthbert dépose donc un projet intitulé « Bill qui regle la condition des Esclaves, et qui limite le terme de l’esclavage ; et qui prévient l’introduction ultérieure des Esclaves en cette Province ». On en discute à quelques reprises, la dernière fois le 17 mai, puis la session se termine sans qu’on ne procède à son adoption.
Cuthbert revient à la charge en 1801. Le « Bill pour régler la condition des Esclaves, pour limiter le terme de l’esclavage et pour prévenir l’introduction ultérieure des esclaves en cette Province » est de nouveau discuter de temps en temps entre le 20 janvier et le 9 mars, mais cette fois encore la session prend fin sans qu’on ait voté son adoption.
La dernière tentative aura lieu en 1803. Le 1er mars Cuthbert, appuyé par Panet, dépose un projet remanié, dit « Bill pour lever tous doutes au sujet de l’Esclavage dans cette Province, et pour d’autres effets ». Son adoption en principe a lieu le 7 mars, et un comité de cinq députés est alors chargé de son étude article par article. Le 15 mars, à la demande du comité, on y adjoint deux autres députés. Le projet ne revient plus jamais sur le tapis.
Les textes de ces propositions n’ont pas survécus, pas plus que les débats qu’ils ont pu susciter en Chambre. D’après leurs titres, il semblerait que tous prévoyaient une abolition étapiste, à la manière de la loi de 1793 du Haut-Canada. Ils auraient donc consacré, pour un temps, le principe de la propriété humaine, renversant ainsi les décisions des tribunaux qui, à partir des années 1790, allaient tous dans le sens contraire. C’est clair : les propriétaires d’esclaves, bafoués par les tribunaux, voulaient par l’adoption d’une loi faire durer l’esclavage. Échec en 1800 et 1801, échec et mat en 1803. L’esclavage tel qu’on l’a connu est devenu impraticable. Qui se donnerait la peine d’acquérir une propriété qui ne lui appartiendrait jamais ? Comment exiger l’obéissance inconditionnelle d’une personne qui est en droit de faire à sa guise ?
Il faut noter que les propriétaires d’esclaves ont toujours été soucieux de légalité. Toutes leurs actions et leurs démarches en témoignent. Hommes et femmes – agriculteurs, artisans, marchands et commerçants, notaires et magistrats, religieux et religieuses, des militaires, des parlementaires et même des gouverneurs – ils n’ont jamais eu l’intention d’enfreindre la loi ou de la contourner. Au contraire, ils ont compté sur l’appareil judiciaire pour maintenir l’ordre établi, et ce système a longtemps répondu à leurs attentes. De là leur désarroi devant le virage anti-esclavagiste des tribunaux à la fin du 18e siècle, de là leur résignation après 1803.
Il fallait se rendre à l’évidence. Depuis 1798 les tribunaux avaient rejeté chacune de leurs prétentions. La législature s’était montrée sinon hostile, du moins indifférente, reflétant en cela l’attitude de la population en général pour qui la question de l’esclavage était loin d’être d’une actualité brûlante. Le nombre relativement petit d’esclaves faisait que bien des gens ignoraient jusqu’à l’existence de l’esclavage. Si le nombre d’esclaves avait augmenté avec l’arrivée des Loyalistes au moment de la Révolution américaine, il s’était grandement amenuisé avec le départ massif de ceux-ci vers le Haut-Canada à partir de 1784. Justement, un des principaux meneurs de l’agitation esclavagiste, le Loyaliste Elias Smith, maître de Judith et instigateur des requêtes présentées à la Chambre d’assemblée en 1799 et 1800, avait quitté Montréal pour le Haut-Canada vers 1800. Il y eut d’autres grands départs – bon nombre des principaux propriétaires d’esclaves sont morts dans les années 1790.
Point final ?
Par abolition, on entend généralement l’adoption d’une loi formelle interdisant l’esclavage. On ne procéda pas ainsi au Québec. Était-il nécessaire d’interdire par une loi ce que, selon les tribunaux, la loi n’autorisait pas ? Si la loi n’admettait pas l’esclavage et prévoyait, au moins en théorie, que tout sujet, sans égard à ses origines, jouissait des mêmes droits et libertés, ne suffisait-il pas que les tribunaux l’affirment, déclarant l’état de la loi, un peu comme l’avait fait Mansfield en Angleterre en 1772 ? Comme dans l’Angleterre de Mansfield, il se trouvait des esclaves au Québec même si on jugeait que la loi ne permettait pas l’esclavage. Suite au jugement de Mansfield, le parlement de Londres n’a pas eu à légiférer pour abolir l’esclavage en Angleterre. Était-il nécessaire de le faire au Québec ?
Notons aussi que pas plus que Mansfield les tribunaux du Québec n’ont ordonné l’affranchissement général. Ils ont laissé aux maîtres et aux esclaves le soin de se plier aux nouvelles règles. La plupart des esclaves se sont envolés, mais quelques uns, sans être la propriété de qui que ce soit ou « commerçables », ont choisi de rester auprès de leurs maîtres, par habitude, par attachement, ou, s’ils étaient âgés ou malades, parce qu’ils ne se sentaient pas en mesure de survivre autrement.
Trente ans après l’ultime défaite des esclavagistes, la loi anglaise de 1833 visant l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques marquera le début, à partir du 1er août 1834, du démantèlement des esclavagismes dans les Antilles anglaises, à l’Île Maurice dans l’océan Indien, et au Cap de Bonne-Espérance en Afrique du sud. Elle marquera aussi officiellement la fin de l’esclavage au Haut-Canada, rendant caduque la loi de 1793 qui avait établi l’esclavage en cette province.
Pour certains, elle marque aussi un point final à l’esclavage au Québec. Pourtant Jacques Viger et Louis-Hippolyte LaFontaine ne font aucune mention de cette loi dans De l’Esclavage en Canada, leur recueil de documents sur l’esclavage publiée en 1859 dans le but de prouver que l’esclavage avait bel et bien existé au Québec, ce que bien des gens ignoraient. Même silence chez trois juristes qui furent appelés à témoigner – deux en 1846 et le troisième en 1859 – sur ce qu’avait été le statut légal de l’esclavage dans la colonie. Aucun d’eux ne souffla mot de cette supposée abolition officielle de 1833. Par contre, tous les trois – James Reid, successeur de James Monk comme juge en chef de la cour du Banc du roi de Montréal de 1825 à 1838 ; Samuel Gale, juge de cette même cour de 1834 à 1848 ; et William Badgley, député de 1847 à 1855, procureur général du Bas-Canada en 1847-1848, premier doyen de la faculté de droit à l’université McGill en 1853-1855, puis juge de la Cour supérieure à partir de 1855 – étaient d’avis qu’aucune loi valable n’avait permis l’esclavage, qu’un intendant n’était pas autorisé à établir l’esclavage comme Raudot avait prétendu le faire par son ordonnance, et que si l’esclavage avait existé au Québec, c’était par abus d’autorité.
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Voilà une fin de l’esclavage, ou la fin d’un esclavage. Il faut en être conscient et tâcher de le comprendre, par devoir de mémoire, bien sûr, mais aussi par souci de prévention. Car comme son cousin, le génocide, on le croit mort et il renaît, ailleurs, ici, quelque part, demain, l’an prochain, sous une forme ou sous une autre – raciale, ethnique, guerrière, sexuelle, industrielle, etc. Il est une tentation plus ou moins forte mais toujours présente au coeur des sociétés, des plus primitives aux plus évoluées. Il est comme un de ces microbes qui nous habitent et qui demeurent inoffensifs jusqu’à ce qu’un dérèglement quelconque les rende agressifs et qu’ils nous rongent. L’esclavage racial nous a rongé pendant près de deux siècles. Nous en portons sûrement quelques cicatrices.
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